DOCUMENTS ELECTIONS DE 1869

Publication du 28 juin 1869 dans le journal L’émancipation

On nous' écrit de Tréziers (Aude), le 16 juin :

Monsieur

Dans toute élection honnête et honorable, une fois la lutte passée, le calme reprend son cours. Il n'en est pas ainsi de celle de M. Isaac Pereire dans la troisième circonscription de l'Aude. Après avoir vu tout d'abord, de la part de l'administration, en faveur de ce candidat sympathique que l'on n'a jamais osé décorer du titre d'officiel, la pression la plus outrée et les manœuvres les plus honteuses, nous assistons aujourd'hui à une série d'orgies qui font la violence la plus criante à la morale publique.

Ce n'est partout que libations abondantes, distributions de pain, de vin et quelquefois de viande et de fromage, le tout en public, avec mélange des sexes, admission des  enfants en bas âge, vociférations prolongées, engorgements et dégorgements sans fin.

C'était dimanche 13, pour la commune de Tréziers, le tour de fêter le candidat sympathique et de boire à sa santé avec son argent, bien entendu. M. le m aire, dans son affectueuse reconnaissance pour ses dociles administrés, a voulu leur procurer le régal de quelques pains blancs et d'une barrique de bon vin.

Le festin a été annoncé la veille au son du tambour sous le titre de rafraîchissement, et le lendemain, après-midi, le tambour ayant battu encore, et le pain et le vin étant installés sur la place publique, M. le maire a dégusté le premier le précieux liquide qui réjouit. le cœur des mortels, et la fête a commencé alors avec le plus parfait entrain. On a vu peu après des femmes vociférer et courir les rues comme des bacchantes, des enfants de cinq ou six ans pris de vin, des jeunes gens chancelant sur leurs bases, et ceux qui sont par leur caractère les gardiens des mœurs publiques, le maire et l'instituteur, présidant gaiement à ces orgies et, les encourageant de la voix et du geste. Il faut l'avouer, seule, l'élection d'un Pereire peut avoir une queue semblable.

On le voit, et tout le monde le dit, c'est l'élection de l'argent. La discussion de la Chambre le prouvera, et si, par hasard, contrairement à toute prévision, cette élection venait à être validée, M. Pereire, à mon avis, aurait le singulier honneur d'être à la Chambre, non le député des consciences libres, mais le représentant delà peur et des orgies,

J. Sérié, propriétaire.

 Journal L’émancipation du 20 juillet 1869

M. le maire de Tréziers (Aude), nous écrit la lettre suivante, à la date du 30 juin :

Monsieur le Rédacteur,

C'est par le plus grand des hasards que j'ai appris, aujourd'hui, jour de foire à Chalabre, que l'on m'avait fait les honneurs d'un article dans votre estimable journal, et que j'ai pu prendre connaissance du rôle passablement pantagruélique, qu'un certain Jean Sérié me fait jouer dans ce qu'il appelle, si complaisamment, l'orgie de la commune de Tréziers.

Je n'aime pas le bruit, M. le Rédacteur, j'aurais pu en faire, fort à mon aise, si j'avais eu le tempérament atrabilaire de certains hommes qui me forcent aujourd'hui, à les mettre en scène et à revenir, malgré moi, sur des faits que j'aurais volontiers laissés dans l'ombre,

Si, s'inspirant des sentiments qui m'animent, ils avaient mieux compris que, plus souvent, le scandale revient, tout entier, à ceux-là mêmes qui n'ont pas craint da le provoquer.
Et d'abord, que je vous dise que le sieur Jean Sérié, parfaitement illettré (car c'est tout au plus s'il sait signer son nom), ne pouvait pas nous régaler d'une missi belle prose. Son esprit peu inventif, son humeur encore moins rabelaisienne semblaient, moins que tout autre, me le désigner comme l'auteur d'un écrit qui nous redit si bien  ces scènes de bacchantes, ces lignes brisées d'hommes pris de vin, dansant sur leurs jambes titubantes, engorgeant et dégorgeant ce liquide qui réjouit si bien le cœur des mortels !... qu’il ... cor hominisa .... le tout dominé par la figure illuminée du maire, vrai coryphée de cette fête administrative, et le branle donné par son instituteur » dont la boiterie naturelle se prête si merveilleusement aux poses chorégraphiques !!...» Une omission regrettable toutefois, a été commise. — Pourquoi n'a-t-on pas parlé du violon traditionnel ?... Mais, nous n'étions pas, il parait, à Meudon H... Le violon manquait, à la tête, et l'archet, cette fois, s'était transformé en stylet acéré et la gaie ritournelle en perfide calomnie !!!..., De tout cela, Monsieur le Rédacteur, une seule chose était vraie ; c'est que tandis que Ton se traitait au presbytère, Ton se traitait aussi chez moi. Est-ce à dire, pour cela que nous fêtions la nomination de M. Pereire ?

Qu'aurait-on pensé de nous si nous nous étions permis de dire que nous nous réjouissions du départ de M. le curé ?
 Nous nous en serions bien gardés ! car nous n'avons pas l'habitude de manquer ainsi aux convenances, et, à tout prendre, nous aimons mieux encore qu'on nous accuse de nous réjouir d'un succès électoral que de faire parade de sentiments peu charitables à l'endroit de notre curé.

Vais avouez, M. le Rédacteur, que M. Pereire s'y serait pris bien tard pour nous envoyer ses rafraîchissements, et que son envoi n'aurait pas été sans quelque malice en le faisant coïncider juste avec le départ d'un de ses plus violents détracteurs, de celui-là même qui allait naguère, damnant et anathématisant les fidèles qui s'oublieraient au point de voter pour un juif !!
Mettre au bilan de M. Pereire une simple réunion dont la véritable signification n'a échappé à personne peut constituer une acte d'habileté; mais, malheureusement, personne n'a voulu y croire.

Le sieur Jean Sérié nie qu'il soit l'auteur de l'article ; ce qu'il affirme, c'est qu'il n'a pu refuser à M. le curé D... un acte de complaisance, quand sa sœur est gouvernante au presbytère et qu'entre gens qui se connaissent si bien, l'est le moindre des services que l’on puisse se rendre. Le sieur Jean Sérié vous accuse donc, M. l'abbé D..., d'être l'auteur de l'écrit que vous lui avez fait signer, et ce qu'il reconnaît, avec nous, c'est qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce que vous avez dit.
 Vous avez, il paraît, l'habitude d'agir dans l’ombre ; car, indépendamment que vous cherchez, aujourd’hui à cacher vos diatribes sous un nom qui n'est pas le vôtre, vous demandiez, naguère, aux ombres de la nuit de couvrir votre excursion à travers les jardins du village, pour arriver en tapinois à la porte de la mairie, qui donne dans la campagne, sans crainte de laisser des pans de votre soutane accrochés aux buissons de la route et venir coller une oreille indiscrète aux conversations qui se tenaient, ce soir-là, dans la salle de la mairie. Vous fûtes surpris dans cette situation équivoque, et, moins bien inspiré que l'homme à la pendule, vous n'eûtes pas même la chance de répondre que vous vous promeniez. — Vous savez ce que nous fîmes pour mettre fin à vos embarras, la courtoisie avec laquelle nous vous donnâmes accès dans la salle et, ce que vous semblez avoir oublié c'est que, cédant une fois encore à l'emportement de votre caractère, vous vous laissâtes entraîner sur le compte de M. Pereire à des discours tellement violents (discours dont je me garderai bien, par rapport à vous, de reproduire le sens et, encore moins les expressions) que je fus dans la pénible obligation de vous indiquer de la main la porte.... Non pas celle par laquelle vous étiez entré. — Vous me priâtes d'oublier ce qui s'était passé, me tendîtes, en signe de paix, votre main que je crus ne pas devoir refuser et vous vous retirâtes.
Ma conduite vis-à-vis de vous, si louable cependant, ne vous empêcha pas, le lendemain, de courir toutes les portes du village et, en l'absence des ouvriers aux champs, d'aller prendre, entre les mains de leurs femmes, les bulletins de M. Pereire que vous déchirâtes les uns après les autres, pour les remplacer par des bulletins de son adversaire. Bref , la violence de vos attaques, vos moyens employés vous ont fait franchir le but à atteindre ; une réaction soudaine s'opéra, et, quand dans la commune votre influence contrebalançait, tout au moins, la mienne, huit électeurs seulement, au moment décisif, répondirent à votre appel, De là votre irritation, votre attitude hostile et la pensée malveillante de dénaturer une réunion que, a votre imitation, j'avais provoquée ; car, quand vous fêtiez vos rares amis, au presbytère, je pouvais bien aussi, de mon côté, réunir à la même heure,  quelques-uns de ceux que vous aviez oubliés de convier. Là est toute l'affaire; vous le savez mieux que moi, et la plus simple prudence vous commandait le calme, un départ de la commune où nous n'aurions cherché qu'à oublier les pénibles impressions de la lutte pour ne nous ressouvenir que de vos bonnes qualités. Vous avez cru devoir, à la manière des Parthes, nous décocher un trait en nous quittant ; vous avez été maladroit, vous n'avez blessé que vous.» Je compte sur votre impartialité, M. le Rédacteur, pour vouloir bien faire insérer ma réponse dans un de vos plus prochains numéros, et vous prie d'agréer l'assurance de mes sentiments les plus distingués.

Le maire de la commune de Tréziers, Raulet.