LA MESSE DE SAINT HUBERT |
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Cette nouvelle, publiée sous forme de feuilleton, a paru dans le journal La Cité à partir de mai 1880. Elle met en scène des personnages et des lieux qui semblent aisément identifiables. L’auteur qui écrit sous pseudonyme, K.Lendrier, devait très bien connaitre Corbières et Tréziers, leurs habitants Les faits rapportés, bien ancrés dans ce petit pays, sont-ils absolument exacts ? Ci-dessous les quelques chapitres publiés de la nouvelle. Plus bas suit mon enquête sur l’environnement de l’époque et les faits connus. A vous de juger… Dans le canton de Chalabre, autour du pic Balaguier sur lequel, dit-on , était construit un château des Trencavels , sont groupés quelques hameaux qui forment la commune de Corbières . Quoique commune, Corbières n’était ni village ni paroisse, et monsieur notre évêque, qui aime tant à visiter pastoralement ses ouailles, n' a jamais poussé ses excursions jusque-là . C’est que là, il n’y a pas de desservant, quoiqu' il y ait un maire, et nos évêques rendent peu de visites aux maires, surtout par ce temps de République et en rendent beaucoup trop aux pauvres desservants. Néanmoins Corbières possède une église à laquelle est adossée la mairie, comme une niche de bouledogue à la maison d’un petit seigneur |
La mairie consiste dans une salle basse et étroite, de
trois mètres de long sur une largeur égale. Elle est ornée d’une large
cheminée qui lui verse la lumière du jour par le haut autant que par le
côté l’éclaire une fenêtre étroite à barreaux de fer rouillés. Pas
d’autre parquet que la terre, pas d’autre plafond que des planches mal
jointes sur lesquelles reposent les noues de la toiture. Une petite
table, une chaise pour le maire, un banc de bois pour les conseillers
municipaux, voilà tout son mobilier Eglise et mairie ont pour péristyle une écurie. Ce n’est pas en souvenir de l’étable dans laquelle naquit Jésus-Christ, croyez-le bien ; de pareils souvenirs ne hantent plus le cerveau des disciples du Maître. L’écurie sert à abriter le cheval du curé de Tréziers qui a Corbières pour annexe et aussi les paroissiens dans les orages d'été et les bourrasques d’hiver. Car l’église et la mairie de Corbières sont éloignées de tous les hameaux qui composent cette commune. Elles sont situées sur une éminence, au milieu d’un cirque de collines couvertes de chênes et de bruyères. Au loin, pas une habitation, sauf une petite métairie. On dirait un ermitage. Les alentours sont très giboyeux et le curé de Tréziers a l’occasion, dans ses nombreux loisirs, d'y faire d’abondantes chasses. Tous les curés de ce pays sont d’excellents chasseurs et celui qui s’en va cède son fusil de vingt francs à celui qui arrive. Que voulez-vous qu’ils fassent dans ce gite ? Qu’ils songent comme le lièvre du bon Lafontaine ? Les curés, surtout les jeunes ont besoin d’exercice. La rêverie et l’oisiveté mère de tous les vices, les perdraient. Il faut qu’ils s’agitent, qu’ils courent, qu’ils chassent et ils chassent lièvres, lapins et perdrix, non avec le permis octroyé par le préfet, mais avec celui que leur octroie l'évêque pour la chasse des âmes . |
Or dans l’un des premiers
jours de septembre de l’an de grâce 18.. le presbytère de Tréziers était
plus animé qu’à l’ordinaire . Dès l’aurore, le curé allait, venait,
s’agitait dans le corridor étroit de sa demeure, en criant : — « Surgite ! surgite ! debout ! debout! » d’une voix capable de réveiller Lazare lui-même. — « Voilà ! voilà ! » répondirent, d’une chambre située au rez-de-chaussée, deux voix masculines, accompagnées de l’aboiement de deux chiens. Quelques minutes après, deux jeunes gens de vingt-cinq à trente ans et deux chiens, dont je ne vous dirai pas l’âge, sortirent de l’appartement où ils avaient passé la nuit , les uns dans un bon lit , les autres sur une natte de paille . — « Allons ! paresseux, dit le curé en pressant les mains de ses amis et en tordant l’oreille de leurs compagnons, vous venez chez moi pour faire une partie de chasse et vous vous oubliez dans votre lit, comme un lérot dans un tronc d’arbre ? Vous êtes des chasseurs à l’eau de rose. Vous craignez de vous mouiller les pieds dans la rosée du matin. Il fait un temps splendide. Le soleil va se lever rayonnant et les perdrix, aux ailes humides, s’envoleront sous vos pas. En chasse ! » — « En chasse ! répétèrent en chœur Paul et Georges, en suivant le curé dans la salle à manger où étaient déposées leur carnassière et leur arme. Quoique leurs yeux fussent encore voilés par les brumes du sommeil ils aperçurent deux volailles froides et dorées, disposées dans un plat de faïence, un saucisson d’Arles ou d’ailleurs, un gros morceau de fromage de chèvre, une bouteille de Roussillon et quelques Courriers de l’Aude destinés à envelopper de leur fade politique ces mets appétissants. — « Qu’est ceci ? » dit Georges en caressant sa moustache. — « Ceci répondit le curé est un des articles de mon programme. » — « Et le programme, quel est -il ? répliqua Paul en agrafant la première boucle de ses guêtres. — « Le voici. Nous allons commencer la chasse à la porte de mon jardin. Il y a dans ces parages un gros lièvre que j’ai manqué l’autre jour. . . Deux coups de fusil inutiles . . . C’est tout une histoire ... Ah ! si j’avais eu Fidèle . . . Je veux prendre ma revanche et vous m’aiderez. Ensuite nous irons à Corbières où je dirai la messe . . . — « La messe de Saint Hubert, » dit Paul en souriant. — « Justement, continua le curé. Je ne t’oblige pas à me la servir, Paul. Élève du Lycée et étudiant de la Faculté de droit de Toulouse, tu ne saurais te reconnaître dans un missel et tu serais capable de te tromper de burette. Mais Georges, ancien élève du Petit-Séminaire, n’a pas oublié les cérémonies du culte. Il sera mon enfant de chœur. Tu représenteras le public, si tu le veux, comme feu le bon roi Louis XVI, lorsque sa royale femme jouait la comédie avec le jeune comte d’Artois. Seulement ne t’endors pas comme lui. Il ne faut dormir ni à la comédie ni à la messe. Après la messe, nous déjeunerons dans les bois et nous reviendrons à Tréziers en continuant notre chasse jusqu' au coucher du soleil. Ce programme est -il à votre gré ? — « Certainement, dit Georges ; mais, pour servir la messe, serai-je obligé de quitter mes guêtres ? » — « Nullement, répondit le curé. A la messe de Saint Hubert, elles font partie du costume. Et toi Paul qu’en dit-tu » — « Le programme est superbe, dit Paul, seulement il y a un article que je trouve lourd. » — Comment lourd ? que veux -tu dire ? » — « Eh oui. Nous allons nous charger comme des bêtes de somme. Nos munitions, nos vivres ; le gibier, si nous en tuons ... » — « Nous en tuerons. J’aime mieux vous nourrir avec la volière du bon Dieu qu’avec la mienne. — « Raison de plus. Je vais donc me munir d’une chemise de rechange. Je ne veux pas entrer dans une église froide et humide, avec la sueur sur le corps. Je ne suis pas grand partisan des fluxions de poitrine. » — « Je le disais bien Chasseurs à l’eau de rose Ils craignent le froid et le chaud . . . Sois tranquille. ... Tu n’as pas besoin de te charger davantage. Nous ferons à Corbières un feu capable de sécher tous les vêtements qui en auront besoin . . . — « Tiens ! dit Paul je croyais que l’église était une maison sans cheminée . . . — « Qui nourrit beaucoup de fainéants, continua le curé. Je connais le proverbe. Mais ici tu auras une cheminée et tout le bien que tu désireras. » Le curé retroussa sa soutane, endossa une carnassière, examina les amorces de son fusil distribua les vivres dans les carnassières de ses amis, mit dans la sienne un gros pain blanc coupé en deux et la bouteille de Roussillon, remplit une grande gourde espagnole d’un vin clairet et pétillant , appela un chien de berger qui lui servait de chien de chasse et donna le signal du départ . Les trois chasseurs armés de pied en cap sortirent par la porte du jardin et se trouvèrent aussitôt sur le terrain de chasse |
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Deux gendarmes à pied du canton de Chalabre, le brigadier et sans doute Pandore, faisant leur tournée, allaient au hameau du Cammazou pour faire signer une pièce au maire de Corbières, lorsqu' ils aperçurent les flammes et la fumée de l’incendie. Ils coururent sur le lieu du sinistre avec l’espoir de constater un délit ou un crime. Ils aperçurent trois hommes, dans des costumes bizarres, qui cherchaient à éteindre ou à aviver un incendie. — « Que faites-vous là ? dit le brigadier en les interpellant d’un ton brusque et peu rassurant pendant que Pandore qui avait cru voir des fusils dans l’écurie, armait sa carabine.— « Vous le voyez, répondit le curé, nous cherchons à éteindre l’incendie. » — « Et qui l’a allumé ? ajouta le brigadier en haussant le diapason de sa voix. — « Oui, qui l’a allumé ? répéta Pandore, comme 1’écho de son chef. « Mes bons gendarmes, dit le curé du haut de sa chaire improvisée, une main accrochée aux barreaux de la fenêtre et tout le corps penché en avant, vous feriez mieux de nous aider que de nous interroger. Pendant que nous parlementons l’incendie gagne du terrain et peut attaquer tout le bâtiment. » — « Pas de réplique et descendez de là vous qui paraissez être le chef ! reprit le brigadier. — « Un mot encore, répartit le curé, et puis j’obéirai à vos injonctions. Vous croyez avoir affaire à des malfaiteurs. Vous vous trompez, mes amis, je suis le curé de cette paroisse. » Pandore ouvrit de grands yeux et le brigadier eut un léger sourire d’incrédulité. Le curé continua : — « Si vous ne voulez pas en croire à ma parole, vous en croirez peut-être à ma tonsure. » Et, d’un mouvement rapide, tira son bonnet grec, baissa la tête et montra aux gendarmes ébahis une pleine lune fraîchement rasée. Les gendarmes ne sont pas crédules ; c’est là leur moindre défaut. Ils savent que les malfaiteurs ont plusieurs cordes à leur arc et pratiquent avec art le système des métamorphoses. D’ailleurs, depuis quelque temps, les parquets signalaient des vols commis dans les églises. Ne se trouvaient -ils pas en présence de bandits audacieux qui avaient allumé l’incendie, pour faire disparaître les traces de leurs crimes 1 Si réellement cet homme en bonnet grec et en manches de chemises était le curé de la paroisse, que faisait-il, à cette heure , dans la petite église, seul avec deux jeunes gens, dans des costumes qu' on ne voit guère figurer dans les cérémonies du culte catholique t Ils n' étaient donc pas convaincus . Ils comprirent néanmoins que la première chose à faire était de se rendre maîtres des flammes. Aussi le brigadier répondit au curé d’un ton moitié respectueux, moitié hautain : — « C’est bien ! Éteignons l’incendie. Nous verrons après. » Il glissa deux mots dans l’oreille de Pandore et entra dans l’écurie, sans mot dire pour chercher sans doute quelque instrument nécessaire à l’opération qu’il méditait. Les trois chiens se dressèrent contre lui en manifestant des intentions hostiles. Le brigadier commença à comprendre qu’il avait affaire à des braconniers plutôt qu’à des bandits. Il caressa les trois cerbères et examina les lieux. Il eut bientôt dressé son plan. D’un bras nerveux, il enleva le râtelier, le prit sur ses épaules et l’appliqua contre le mur du coté où les noues ne faisaient pas saillie. Armé de la hallebarde qu’il alla chercher sur la porte de la mairie où le curé l’avait laissée, il monta légèrement par cette sorte d’échelle et fut bientôt debout sur la toiture. Il sonda le terrain avec la hampe de l’arme ecclésiastique et pressa sur les noues qui n’étaient soutenues que par des planches carbonisées. Une partie du toit s’effondra au milieu d’un nuage de fumée, de cendres et de poussière, et les langues de flamme parurent au dehors. — « De l’eau ! de l’eau ! » cria le brigadier en cherchant à rejeter en dedans toutes les parties embrasées. Paul et Georges coururent à leurs ustensiles, grimpèrent, avec leurs vases pleins, par le râtelier et versèrent sur les dernières flammes tout le contenu du bénitier. L’incendie rejeté en dedans fut bientôt maîtrisé et ses derniers débris étouffés sous la botte du gendarme. Le curé n’en pouvait croire ses yeux. Son activité souffrait de ne pouvoir être utilisée. Il allait, venait, entrait, sortait, grimpait par le râtelier, redescendait. Dans tous ses mouvements, il était suivi par Pandore, comme l’ombre par le corps. Le curé ne s’en apercevait pas. Quand il vit l’incendie complètement éteint, il pressa la main du brigadier, faillit l’étreindre dans ses bras et lui dit avec effusion : — « Merci, vous êtes un brave et agile homme. Vous avez sauvé mon église. » « Monsieur, répondit le brigadier en se redressant et en caressant sa moustache, j’ai été caporal dans les sapeurs-pompiers de la capitale. Je suis familiarisé avec le feu. Mais maintenant trêve de compliments et exhibez, je vous prie, vos permis de chasse. » Paul et Georges coururent à leur carnassière, retirèrent d’une des poches intérieures un papier parcheminé le déplièrent et le mirent, l’un après l’autre, sous les yeux du brigadier. Le curé ne bougea pas et Pandore continua sa faction, sans rien perdre de la scène qui se déroulait devant lui. Le brigadier commença la lecture de la pièce préfectorale, en examinant attentivement chaque trait de la physionomie du chasseur, pour établir sa concordance avec chaque article du signalement. Il parut satisfait de son observation, et remit tour à tour la pièce à chacun des jeunes gens qui la serrèrent de nouveau dans la poche de leur carnassière. A la fin de cet examen, le curé était rentré dans l’écurie pour endosser sa soutane. Pandore l’y avait suivi. Avant de se revêtir de son habit sacerdotal le prêtre tira de la poche de sa culotte, une tabatière de corne et, s’apercevant de la présence de Pandore, la lui présenta toute grande ouverte. Sans dire un mot, le gendarme s’excusa, le prêtre insista, le gendarme s’excusa encore le prêtre insista toujours. Pandore fut inflexible. S’il avait connu l’Eneide de Virgile, il n’aurait pas manqué de dire : Timeo Danaos et dona ferentes Il se contenta de penser qu’un gendarme est à l’abri de la corruption. Le curé mit dans une narine la prise qu’il se destinait, dans l’autre, celle qu’il offrait à Pandore, referma sa tabatière, la remit dans sa poche et saisit sa soutane pour l’endosser. En ce moment, le brigadier parut à la porte de l’écurie, et : — « Votre permis de chasse, » dit-il d’un ton brusque au curé. — « Mon permis ? répondit celui-ci sans se déconcerter et se mettant en mesure de revêtir sa robe. Sachez mon brave brigadier, que je ne suis qu’un pauvre chasseur d’âmes. » — « Un chasseur d’âmes ! .... Farceur va ! .... Ceci m’a tout l’air d’être un corps, fit le brigadier en ramassant une magnifique perdrix rouge qui s’était échappée des poches de l’habit de l’ecclésiastique |
— « qu’est-ce que cela
prouve ? » dit le curé. — « Cela prouve que vous chassez et que vous chassez sans permis de chasse. » — « Mon brave brigadier, vous avez là une logique qui ne l’est pas du tout. Il y a ici deux chasseurs en règle avec la loi et la gendarmerie. Il leur plaît de prier un prêtre de leur dire la messe de Saint Hubert, leur patron, et il ne vous vient pas à l’idée que cette perdrix rouge est une de leurs victimes qu’ils offrent à leur officiant, comme les juifs offraient aux leurs des colombes et des tourterelles. Vous ne connaissez ni les usages, ni l’histoire. » — « Allons, allons! trêve de bavardage ... Votre permis de chasse ou je dresse procès-verbal» — « Aie ! Vous le prenez sur ce ton. . . Eh bien ! je vous dirai à mon tour, trêve de menaces et d’injonctions ! Je suis ici chez moi, dans mon église, dont j’ai seul la police et dont je vous prie de sortir. Quant à votre procès-verbal, dressez-le, si vous voulez . . . Vous n’en avez pas le droit . . . Vous ne m’avez pas surpris en flagrant délit de chasse. Dans tous les cas, mon procès-verbal ira rejoindre le vôtre et vous saurez ce qu’il en coûte de troubler un prêtre dans l’exercice de son ministère et de violer le domicile du bon Dieu. » Le prêtre était tout cramoisi d’une sainte colère. Le brigadier était interdit et Pandore battait en retraite derrière son chef, en ouvrant de grands yeux de chouette. Le brigadier reprit d’un ton très-radouci : — « Vous avez raison, si vous êtes réellement le curé de cette paroisse. Mais vous me permettrez d’en douter et vous me ferez l’honneur, je l’espère, de me suivre chez M. le Maire de Corbières à qui , dans tous les cas , vous aurez à rendre compte des dégâts que , par votre faute et votre imprudence , vous avez occasionnés à la mairie de sa commune . » — « Eh bien ! Soit. Allons chez M. le Maire, » dit le curé qui voyait là un moyen de sortir des pinces de ces écrevisses d’un nouveau genre. Il acheva d’endosser sa soutane, couvrit son chef du tricorne, sortit le dernier de l’écurie, ferma la porte à double tour et mit la clef dans sa poche. Les trois chasseurs sans armes et les gendarmes armés se dirigèrent vers le hameau du Cammazou, précédés de Black et de Brillant qui croyaient continuer la chasse . Quant à Fidèle, il était absent et personne ne se préoccupait de lui. Après un quart d’heure de marche, les deux gendarmes et les trois amis arrivèrent à la maison de M. le Maire de Corbières. C’était une demeure des plus modestes où vivaient, en commun et presque pêle-mêle, hommes, femmes, enfants et animaux domestiques de toute espèce. La cour et les passages étaient couverts d’une jonchée épaisse de fumier où picotaient poules, pigeons, oies et canards, et dont l’odeur âcre et pénétrante vous pressait à la gorge. De chaque côté s’élevaient des hangars et des écuries qui n’avaient rien à envier à celles d’Augias, et où l’on apercevait quelque maigre haridelle à côté de vaches rousses dont les cuisses étaient couvertes de plaques croûteuses que l' étrille raclait rarement . Un groupe d’enfants, échevelés et débraillés, à la figure crasseuse, jouaient devant la porte et se vautraient sur la paille pourrie , avec des gazouillements d' oiseaux . Une femme de trente à trente-cinq ans, aux cheveux d’un blond fade, à la figure parsemée d’éphélides, les pieds nus et la tête couverte d’un madras bariolé, les regardait jouer avec complaisance. C’était la compagne du premier magistrat delà commune. En voyant arriver le curé, accompagné de deux jeunes gens et de deux gendarmes, elle fit un pas en arrière et entra dans sa cuisine avec un nuage de pourpre sur les joues. Le curé s’arrêta un moment pour caresser les enfants, pendant que le brigadier entrait et demandait M. le Maire dans le patois du pays. — « Il travaille dans les champs, » répondit la femme en se demandant intérieurement ce que le curé avait à démêler avec les gendarmes. — « Nous avons à lui parler, » dit le brigadier. — « Je vais le chercher, » fit -elle. Elle sortit et courut vers une hauteur voisine où elle héla son mari. Dix minutes après le maire entrait avec sa femme dans la petite cuisine, en tenant à la main son bonnet de laine. — « Bonjour, monsieur le curé, bonjour, brigadier, » fit -il en entrant . - « Bonjour, monsieur le maire. » — « Qu’y a -t -il pour votre service ? » — « Nous venons vous annoncer, répondit le brigadier, qu'un incendie a détruit votre mairie de Corbières . » — « Un incendie ?... La mairie ". . . Faut dresser procès-verbal tout de suite ? » — - « Nous sommes à vos ordres, monsieur le maire. » — « Et qui s’est permis ? . . . » — « Ils sont trois, » dit Pandore. — « Trois ? .... Eh bien, trois procès-verbaux ... Les connaissez -vous ! » — « Sans doute. Il y a d’abord ces deux messieurs », répondit le brigadier en désignant Paul et Georges. — « Ah ! Messieurs, j’en suis bien fâché ... Mais vous comprenez ... les devoirs d’un maire ... vous comprenez bien ... enfin suffit ... Brigadier, vous dresserez procès-verbal ... Et quel est le troisième ? — « C’est M. le Curé. » — « M. le Curé ? Le nôtre. Celui-ci ? » — « Moi-même, Monsieur le Maire. » — « Non ! ce n’est pas possible, dit la femme en intervenant dans la conversation. M. le Curé n’est pas coupable ! C’est un saint homme » — « Tais-toi, femme, interrompit le maire. Tu n’as pas voix en chapitre laisse faire les autorités. D’ailleurs M. le curé sait mieux que toi ce qu’il a fait. » — « Il n’a rien fait, te dis-je, il n’a rien fait et je ne veux pas qu’on lui dresse procès-verbal. — « Moi je le veux. » — « Et moi, je ne le veux pas. » — « Et moi, je le veux Qui est maire ici ? — « Que m’importe 1 je ne veux pas qu’on dresse procès-verbal contre M. le curé. — « Tais-toi ! Ou je te fais prendre par les gendarmes. — « Par les gendarmes ? Moi Tu oserais ? . . . . Tu donnerais cet ordre ? Tu es un sans cœur Ah ! je ferai connaître tes tripotages. ... je te dénoncerai à M. le brigadier et à M. Pandore je te ferai dresser procès-verbal contre toi-même, toi-même le mérites plus que M. le curé . . .. — « Qu’est-ce à dire, femme ? Tais-toi ou je te cloue la langue entre les deux mâchoires. » La scène menaçait de devenir dramatique, lorsque le curé intervint. — « Ne vous alarmez pas, ma bonne femme, ne vous alarmez pas, M. le maire connaît son devoir et il doit le remplir. Mais il se calmera et laissera parler sa raison et son cœur, lorsqu' il saura que nous ne sommes pas aussi coupables qu’il semble le croire. » Il raconta alors la cause et l’origine de l’incendie et termina en promettant, en son nom et au nom de ses deux amis, de réparer les dégâts qu’ils avaient commis par leur imprudence. — « Et combien nous donnerez-vous, Monsieur le curé ? — « Je crois qu’avec cent cinquante francs vous pouvez reconstruire votre mairie en entier. » — « Oh ! Monsieur le curé, vous n’en faites pas assez. La pierre est chère, le bois est cher, les tuiles ne sont pas à bon marché, les ouvriers sont hors de prix et la commune est pauvre, très pauvre. ... Il me faut trois cents francs. Vous êtes trois . . . cent francs chacun. » — « Monsieur le maire, vous en faites trop. Il n’y a pas de dégâts pour une pareille somme. J’en demande au brigadier. » — « Pas un centime de moins ou le procès-verbal. » — « Va pour trois cents francs, dit Paul qui commençait à s’impatienter. — « Voilà qui est raisonnable. Alors, pas de procès-verbal, entendez-vous ? Brigadier, pas de procès-verbal. Et quand me paierez-vous cette somme ? — « J’en réponds sur la subvention que me fait la commune de Corbières. — « Très-bien, Monsieur le curé, très-bien. Vous êtes un brave homme. Ma femme avait raison. Je ne veux pas qu’on dresse procès-verbal. » Là-dessus, les trois amis saluèrent le maire qui les accompagna sur la porte avec grandes révérences et ils partirent, en laissant les gendarmes avec lui. Ils se dirigèrent de nouveau vers l’église de Corbières. La faim commençait à les aiguillonner. Paul regarda sa montre : — « Diable ! dit-il, il sera bientôt temps de déjeuner. » — « Quelle heure est-il ? — « Midi et quart. — « Ciel ! fit le curé, je ne puis plus dire ma messe L’heure est passée. — « Bah, dit Georges nous saurons que la messe de Saint Hubert se termine à l’épître. — « Messe bien courte, ajouta Paul, mais bien chère surtout pour moi qui ne l’ai pas entendue. » — « Et pour moi qui l’ai servie ? — « Et pour moi qui l’ai dite ? Si toutes les messes rapportaient de pareils honoraires il y en aurait pour envoyer le métier à tous les saints du paradis. » En devisant ainsi, ils arrivèrent à l’église de Corbières. Le curé ouvrit la porte et Fidèle sortit en gambadant et se pourléchant les babines. Son ventre était tendu comme un tambour. La première chose que firent les trois amis fut de courir à leur carnassière pour disposer leur déjeuner. Paul poussa un cri d’effroi. Les volatiles avaient disparu. Elles avaient servi de déjeuner à Fidèle qui avait avalé jusqu' au Courrier de l’Aude qui les enveloppait. Heureusement, il leur restait encore le pain, le fromage, le saucisson et la bouteille de vin de Roussillon. Ils déjeunèrent avec appétit au bord de la petite fontaine et le soir, ils étaient consolés de toutes leurs mésaventures par une chasse abondante qu’avait bénie Saint Hubert. K. LENDRIER. |
NOTES |
QUAND S’EST DEROULE CETTE CHASSE ? La messe de la Saint Hubert patron des chasseurs se tient traditionnellement le 3 novembre Compte tenu des périodes usuelles de chasse dans l’Aude, à cette époque, le texte doit rapporter des faits antérieurs à1880. Pourquoi pas le 3 novembre 1879, qui était un lundi. LA CHASSE - LES PERDRIX Le permis de chasse est délivré par le préfet ou le sous-préfet sur avis du maire. Il est payant, 25 francs, dont 10 francs reviennent à la commune (1846). L’époque d’ouverture et de fermeture de la chasse sont publiées pour chaque département par un arrêté du préfet. Elles peuvent être différentes selon les arrondissements, cantons, communes. En 1886 ouverture était le 15 aout (La Dépêche du Midi) En 1881 la fermeture était le 16 janvier,. En 1882 fermeture le dimanche 17 janvier. En 1875 l’ouverture de la chasse fut fixée au 28 aout dans l’Aude. Le coût du permis de chasse fut porté à 28 francs au lieu de 25 francs. Plus tôt, au lendemain de la guerre de 1870, il avait été porté à 40 francs. On était revenu rapidement à 25 francs.. En 1868 une gratification pouvant aller de 8 à 25 francs selon la nature du délit est accordée aux gendarmes et gardes-champêtres rédacteurs de procès-verbaux. Il est rapporté que depuis quelques années il y avait une pénurie de perdrix, mais lièvres et lapins restaient abondants. LES CURES DE TREZIERS 1869-1875 1875-1892 |
LES MAIRES DE CORBIERES 1876, le 08 octobre, Joseph Marty est élu maire. Etienne Morére est élu adjoint. Ils resteront en place jusqu’au 18 mai 1884 En 1880, Joseph Marty est âgé de 70 ans il habite la tuilerie de Corbières avec son épouse Anne Saurot. C’est son gendre, Joseph Sénié âgé de 40 ans, qui exploite la tuilerie. Joseph Marty possède en indivision la maison voisine de l’église de Corbières. Elle est inhabitée. En 1880, Etienne Morére est âgé de 63 ans. Il habite le Camazou dans la maison cadastrée N° 5. Il est veuf depuis 1871. Son fils Constant est marié à Julie Joulia? Il habite au N°3. Sa famille est nombreuse : Etienne 8 ans, Joseph 6 ans, Rosalie 3 ans, Maria 1 an. Il héberge aussi sa sœur Marie 28 ans. (Cette famille s’insère bien dans la trame du récit) Au conseil municipal 4 conseillers sur 10 appartiennent à la famille Bac du Camazou. Barthelemy, Pierre dit Calvet, Paul, Pierre fils de Bernard. De 1884 à 1892 Bouissoux Jean François devient maire Baudru Pierre fils est adjoint LE PRESBYTERE DE TREZIERS L’EGLISE DE CORBIERES Corbières possède une église à laquelle est adossée la mairie, comme une niche de bouledogue à la maison d’un petit seigneur. La mairie consiste dans une salle basse et étroite, de trois mètres de long sur une largeur égale. Elle est ornée d’une large cheminée qui lui verse la lumière du jour par le haut autant que par le côté l’éclaire une fenêtre étroite à barreaux de fer rouillés. Pas d’autre parquet que la terre, pas d’autre plafond que des planches mal jointes sur lesquelles reposent les noues de la toiture. Une petite table, une chaise pour le maire, un banc de bois pour les conseillers municipaux, voilà tout son mobilier. Eglise et mairie ont pour péristyle une écurie. Ce n’est pas en souvenir de l’étable dans laquelle naquit Jésus-Christ, croyez-le bien ; de pareils souvenirs ne hantent plus le cerveau des disciples du Maître. L’écurie sert à abriter le cheval du curé de Tréziers qui a Corbières pour annexe et aussi les paroissiens dans les orages d'été et les bourrasques d’hiver. Car l’église et la mairie de Corbières sont éloignées de tous les hameaux qui composent cette commune. Elles sont situées sur une éminence, au milieu d’un cirque de collines couvertes de chênes et de bruyères. Au loin, pas une habitation, sauf une petite métairie. On dirait un ermitage L’église était restée telle que l’avait connu l’abbé Gaubil. Les rares embellissements qu'on pouvait y voir du temps de l'abbé Marty devaient dater de son ministère. L'ayant fréquenté en tant qu'enfant de chœur dans les années 1950 j'ai le souvenir d'un autel assez remarquable en marbre gris-blanc, tels ils existaient avant la réforme de Vatican II qui voulut que les prêtres officient face aux fidèles. Il était flanqué d'un décor représentant des tourelles censées se référer au château de Balaguier. Une rénovation importante fut entreprise en 1984. Lancée à l’initiative du conseil municipal et du maire Auguste Caraben, avec l’appui du conseiller général du canton, Jacques Montagné. Elle voulut mettre en avant l’aspect ancien, l'authenticitée. L'entreprise Clausel de Mirepoix qui avait été choisie commença par rénover la toiture en tuiles. Pour les façades, elles furent mises mis en valeur, par un nettoyage et l'exécution de joints à la chaux pour les pierres apparentes. Pour l’intérieur de l'église l’aspect rustique fut recherché en piquant les enduits de plâtre et en enlevant l’autel de marbre datant de l’époque 1880. L’appentis qui accueillait l’écurie et la mairie fut traité dans le même esprit.
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15/03/2024 |